L’IA n’existe pas… son histoire, son présent, son éthique !
Billet d’humeur de Françoise Halper
L’Intelligence Artificielle n’existerait pas ! On entend (encore) dire ici ou là qu’elle ne serait rien d’autre qu’un concept inventé par des « médias incultes » et ou des « marketeux ignorants ». Je laisse la responsabilité de ces appréciations à leurs auteurs !
D’où vient ce discours ? Est-ce jouer sur les mots ? Une façon de buzzer par opposition ? De fait, si on l’entend au premier degré, l’expression « Intelligence Artificielle » est impropre. A ce jour, elle recouvre en effet une réalité bicéphale et non « l’entité monolithique » que l’expression peut suggérer. Concrètement, son tort (si c’en est un) est d’unir, en un bigramme, l’intelligence de ses créateurs à l’artificialité de la kyrielle d’outils protéiformes dans lesquels elle se loge.
Bon, mais quel mal y-a-t-il ? Si d’intelligence les Humains sont dotés (personne n’en doute), ils ont acquis la notion de « second degré » ! C’est même l’une des caractéristiques censées les distinguer des autres espèces animales ! D’ailleurs, qui prend au pied de la lettre d’autres expressions anatomiques comme « le cœur gros » ou encore « l’estomac dans les talons » ? Le propre de l’intelligence (humaine) n’est-il pas de faire la part des choses ?
Du coup, pourquoi être entrés dans une « guerre des mots » allant, chez certains, jusqu’à nier l’existence de la malheureuse, désormais « acronymisée IA » ? Quelles que soient la ou les réponses, je remercie ceux qui professent ce déni pour m’avoir inspiré cette volonté d’éclairage circonstancié, et donné matière à dépasser cette question sémantique ! »).
L’intelligence Artificielle, son présent !
Qu’est-ce que l’IA ?
Pour évoquer le présent de l’Intelligence Artificielle, peut-être faut-il commencer par répondre à cette question « qu’est-ce que l’Intelligence Artificielle », même si la réponse présente quelques complexités et mérite un petit effort.
En effet, c’est un peu comme demander : qu’est-ce qu’un être humain ? Aurais-je la même réponse si je suis sociologue ou médecin, par exemple. Et même en tant que médecin, aurais-je la même définition si je suis cardiologue, neurologue, psychiatre, orthopédiste… D’ailleurs, même si on interroge Wikipedia, on obtient des notions différentes :
– celle de la biologie « un être humain est membre, au sens large, d’une espèce du genre Homo et au sens restreint, de l’espèce actuelle Homo sapiens »,
– celle de la philosophie pour laquelle « la notion d’être humain est l’ensemble des questionnements portant sur la nature intime de l’Homme ».
Et il y en aurait d’autres ! Est-ce que cette multitude d’approches signifie pour autant que l’être humain n’existe pas ? J’ai comme un doute ! 😉
Bon, et maintenant, qu’est-ce que l’IA ? Ne voyez pas que de la malice si je file la métaphore de l’être humain ! En effet, comme pour lui, des multitudes viennent complexifier la définition de l’Intelligence Artificielle dont celle de sa morphologie. De fait, l’IA n’est pas monolithique, elle se constitue d’éléments plus ou moins interactifs (datas, mégadonnées, outils d’analyse, de tri, de simulations, unités de stockage, et autres processeurs…). Autre multitude, celle de ses usages et applications. Qu’y a-t-il de commun par exemple entre la radiologie, une voiture autonome et votre réseau social préféré ? Dame IA en personne ! Oups… là j’aggrave mon cas, on va dire que j’anthropomorphise ! Donc je précise : c’est juste une figure de style 😉 !
Cela dit, ces multitudes existentielles expliquent une autre multitude, celle de ses définitions. Puisque vous insistez, je propose celle qu’Aurélie Jean, chercheuse et numéricienne, a donnée lors de l’émission « la grande librairie » du 22 janvier : « des simulations numériques pour répondre à un problème ; des simulations numériques qui peuvent prendre des formes différentes et, de façon implicite, c’est-à-dire avec des algorithmes entrainés sur des données, apporter des réponses cohérentes au problème posé ». Mais vous en trouverez quelques autres ici.
Du coup en vrai, les Intelligences Artificielles, c’est quoi ?
Passé le stade abscons des définitions, les IA ce sont des applications, des services, des usages ! Et leur réalité ne fait aucun doute. En effet, après une entrée en scène en catimini, elles sont partout, ne nous quittent pas d’une semelle. Toujours discrètes, elles sont néanmoins en permanence dans nos poches (voire nos mains) et celles de nos enfants, confortablement nichées notamment dans les moindres recoins de nos smartphones. Pas une application qui ne s’en serve. Elles sont dans nos voitures (même si celles-ci ne sont pas encore autonomes). Elles sont au cœur de plus en plus d’objets du quotidien, dans les jouets des enfants, sur la table de nuit ou du salon. Elles sont dans les avions, les tracteurs, les écoles, les commerces, dans les rues qu’elles vidéo-surveillent. Elles sont sur nos écrans à toutes les pages (navigateurs, moteurs de recherche, réseaux sociaux, sites e-commerce…). Les Intelligences Artificielles, c’est tout cela.
L’Intelligence Artificielle, son Histoire !
Existe-t-on quand on a une histoire 😉 ? On pourrait faire remonter celle de l’Intelligence Artificielle au boulier (un des premiers systèmes de calculs inventé il y quelques 3000 ans). Ou à l’apparition des signes écrits (3300 avant notre ère, à partir des bulles-enveloppes dans lesquelles sont enfermés des calculi). Parce que sans calculs et sans signes écrits, point de code, point d’algorithmes… Mais je n’irai pas si loin ! Je vais commencer à l’apparition de l’expression « intelligence artificielle ».
C’est de bonne guerre puisque c’est cette expression qui lui vaut ce « déni d’existence » ! Rendons donc à qui de droit l’origine de cette itération polémique. Ils sont deux.
Le premier, c’est Alan Turing, auteur de la : « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision » (1936). Il part du principe qu’une machine peut calculer de multiples tâches, pourvu qu’elles soient suffisamment bien formulées. Un peu plus tard, sa « Machine de Turing » démontre cette notion de calculabilité, sans intervention humaine. Ensuite, en 1950, Turing cherche à utiliser les progrès réalisés par l’ordinateur pour mettre celui-ci à l’épreuve d’un test d’intelligence : confronter la machine à l’intelligence humaine. C’est en évoquant ce que l’on appellera « le test de Turing », qu’il utilise l’expression « Intelligence Artificielle ».
Le second, c’est John McCarthy, un autre scientifique (et non des moindres), co-organisateur en 1956 du Dartmouth Summer Research Project on Artificial Intelligence, qui plaide alors pour convaincre les 20 scientifiques présents d’adopter l’expression « Intelligence Artificielle ». McCarthy invente ensuite le langage de programmation LISP (List Processing), qui deviendra le principal langage de « l’AI ». Passionné, il croyait véritablement en l’intelligence artificielle en tant qu’artefact susceptible de reproduire l’intelligence humaine. Il aurait souhaité voir l’IA réussir le test de Turing !
Faut-il s’offusquer du fait que ce soit cette expression qui ait été reprise par les non-scientifiques pour évoquer l’algorithmie et ses technologies ? Sans doute pas selon moi, pour au moins deux raisons :
– La première, elle fait tenir en 2 mots explicites des développements technologiques complexes ! N’était-il pas logique, pour un mathématicien, de réduire un problème (fut-il sémantique) à son plus petit dénominateur commun 😉 ?
– La seconde, cette expression reste fidèle à l’appellation historique de ses auteurs, il me semble qu’on leur doit bien ça !
Puisque l’on est dans la sémantique, petit prolongement historique avec le mot « algorithme », maillon fort (si j’ose dire) de l’Intelligence Artificielle : ce mot est apparu au IXè siècle, même si le principe mathématique de l’algorithme était déjà utilisé dans la Grèce antique, notamment par Euclide pour démontrer des théorèmes. Par exemple sa démonstration du fameux « théorème de Thales » (la plus ancienne connue, figure dans son traité « Les Éléments
Et les intelligences Artificielles demain ?
C’est la grande question ! Je vous rassure, je ne prétends pas y répondre 😉 ! Il y a déjà bien assez de diseurs de mauvaise aventure, de projeteurs de fantasmes, je leur laisse ce job fictionnel. Parce qu’une chose est sûre, c’est que si l’avenir nous bouscule souvent, il nous surprend toujours ! Et nul doute que la surprise soit exponentielle avec les Intelligences Artificielles. Alors, pour ma part, je préfère mettre le futur en perspective avec le présent, uniquement sur des éléments concrets, liés à ce que nous enseignent l’Histoire et la sociologie.
Si j’ai commencé par faire le parallèle entre l’IA et l’être humain c’est aussi parce que, qu’on le veuille ou non, nos destins sont liés. Exactement comme notre futur l’a été depuis l’aube de l’Humanité, au fil des âges, à celui de chaque invention née de notre appétit de progrès. Appétit qui, selon Sophocle, serait inhérent à la nature humaine !
Le couteau, la voiture et l’Intelligence Artificielle
Ce que nous enseignent l’Histoire et la sociologie, c’est que toute invention porte en elle de bons et de mauvais usages. Il y a quelques 25.000 ans, instinct de survie oblige, Homo Sapiens confectionnait des couteaux en pierre ou en silex qui lui servaient aussi bien d’arme pour se nourrir et se défendre, que d’outil. Passent les siècles et le couteau évolue. En 1610, Richelieu rend obligatoire une fabrication de couteaux à bouts ronds. Par soucis de sécurité pour les enfants peut-être ? Non, juste pour mésusage… il était agacé par les gens à sa table qui se curaient les dents avec la pointe de leur couteau ! Puis, de lames en lames, on est arrivé au couteau en céramique qui offre une grande qualité de coupe. Mais hélas le rend indétectable dans les portiques de sécurité… Cette brève histoire de couteau illustre la notion d’utilité, de progrès, et aussi de mésusages, dont certains peuvent prêter à sourire, d’autres à pleurer.
Elle illustre aussi le fait que, instinct de survie oblige, les mésusages ont toujours poussé les Humains à ériger des règles ou autres garde-fous. Cela peut aller de la simple mention destinée à attirer l’attention de l’utilisateur, exemple « ne pas laisser à la portée des enfants ». Ou à des réglementations dont les manquements peuvent être sanctionnés par la loi. Autre exemple avec l’automobile : face à l’augmentation de la circulation automobile et de quelques comportements irresponsables, en 1893 on établit un certificat de « capacité de conduire » des véhicules à moteur mécanique, avant de rendre finalement obligatoire le « Permis de conduire », en 1922. Bon, ok, certains brûlent quand même des feux rouges… mais globalement cet encadrement permet la circulation de près de 40 millions de véhicules rien qu’en France.
Revenons à l’Intelligence Artificielle, à son devenir et au nôtre. Comme le couteau ou la voiture, l’IA est là et bien là, avec ses avantages (certains énormes), et ses risques (certains non moins énormes). Présente partout, nul ne peut nier l’impact de l’IA sur nos modes de vie et, de fait, son influence sur quelques-unes de nos valeurs culturelles. Exemple : reconnaissance faciale : oui ? Non ? Pourquoi ? Comment ?
L’éthique, une porte d’avenir pour les Humains et l’IA
Alors, sauf à vouloir renoncer aux valeurs qui forgent notre civilisation et refuser à l’IA de s’inscrire dans la volonté de progrès qui l’a fait naitre, Humains et IA allons devoir passer ensemble par une même porte : celle de l’éthique !
Pourquoi ? Dans l’Antiquité, les philosophes Aristote et Kant disaient que l’éthique « définit ce qui doit être ». Depuis, si on excepte les aspects de « bien » et de « mal » parce que tout le monde ne leur donne pas le même sens que Spinoza : « ce qui sert ou nuit à la conservation de notre être », on peut globalement retenir le sens donné par la philosophie : l’éthique interroge sur « les comportements à adopter pour rendre la société humainement vivable ». Et signe qu’éthique et IA ne sont pas génétiquement incompatibles, Spinoza a défini l’éthique en procédant à la façon d’un algorithme : en faisant s’enchaîner des propositions déduites les unes des autres !
« Rendre la société humainement vivable »… Qui ne le souhaite ? Pourtant l’éthique souffre, elle aussi, de préjugés et autres polémiques. Car il faut le savoir, comme il y a (hélas encore) des climatosceptiques, certains se montrent « éthicosceptiques », et d’autres pratiquent l’ethical washing, ce qui à peine mieux.
Mais soyons justes, tout le monde ne réfute pas l’existence de l’Intelligence Artificielle, ni son nécessaire appairage avec l’éthique, loin s’en faut. C’est même une aspiration partagée par de plus en plus d’acteurs de l’Intelligence Artificielle et de la société qui ne voudraient pas porter la responsabilité d’un retard comme celui qui a mis à mal le climat planétaire.
Vivre l’aventure numérique dans un monde orienté Intelligences Artificielles
Alors l’Avenir ? Une part de la réponse revient au philosophe Henri Bergson « l’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que l’on va en faire ».
Face à l’emprise des Intelligences Artificielles au sein de la société, prenons garde cependant à ne pas en faire la « patate chaude » de notre décennie ! Nous sommes tous concernés, chacun à notre niveau : chercheurs, concepteurs, innovateurs, législateurs, médias, donneurs d’ordres, internautes… Nous avons un rôle à jouer pour faire de ces technologies des outils utiles et bénéfiques et non une menace pour les Humains. Comment ? Par exemple, « Pouces et index aux claviers, cartes bancaires en main, nous pouvons donner de nos voix et privilégier les acteurs soucieux de respecter nos données, nos valeurs, nos choix… », in Intelligences Artificielles et Éthique… appairage à réussir ! article approfondi sur l’éthique, pourquoi, comment, qui est engagé…
C’est essentiellement pourquoi, depuis des années, je me suis engagée à partager l’expérience de mon immersion digitale (professionnelle et passionnelle). Notamment à travers mon petit personnage de cKiou, avec ce pitch : « permettre aux Humains de mieux vivre l’aventure numérique dans ce monde orienté Intelligences Artificielles ». Ma démarche s’inspire de celle que le philosophe Michel Serres appelait un « optimisme de combat ». Dit autrement, sans naïveté ni paranoïa !
Mais avec humilité ! En effet, Socrate disait que nous ne devrions avoir qu’une certitude : « je sais que je ne sais rien » ! Et s’il est un domaine où l’on sait vraiment moins que rien, c’est bien celui des Intelligences Artificielles !
De fait, il n’est pas d’expert qui sache ni ce qu’est l’IA (tant elle est mutante) ni ce qu’elle deviendra. Comme il n’est pas d’expert qui sache ce qu’est l’Humain ni ce qu’il deviendra. Les meilleurs spécialistes de l’une comme de l’autre n’en ont qu’une vision parcellaire, voire infime. C’est pourquoi nous avons tous à apprendre les uns des autres (sans mépris envers ceux qui ont d’autres connaissances). C’est aussi ce qui fait tout l’intérêt que l’IA suscite et qui mérite qu’on la défende !
Françoise Halper, stratégie digitale, anthropologie numérique, Auteure de cKiou
le 10 février 2020