1950 – Alan Turing, de l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle

Parcourir la vie d’Alan Turing c’est plonger aux sources du monde numérique désormais « orienté Intelligences Artificielles ». En effet, parmi les grands noms de l’Histoire du numérique, Alan Turing est sans doute l’un des plus marquants. Il développe une forme exacerbée de pensée mathématique et se passionne pour des concepts tels que la calculabilité, la cryptographie, la morphogénèse des formes biologiques et la calculabilité de l’intelligence… C’est ainsi qu’il mettra le pied à l’étrier de l’Intelligence Artificielle.

Or, si l’on vient à peine de faire de l’IA notre dernier Graal technologique (porteur de fantasmes pour certains, de fin du monde pour d’autres), « la calculabilité de l’intelligence » d’Alan Mathison Turing (né le 23 juin 1912) date de près d’un siècle ! Comment Turing a-t-il ouvert la voie de l’aventure numérique, laissant un héritage technologique toujours opérationnel ?

De Alan à Turing, la pensée mathématique !

Turing va « entrer en mathématiques » comme certains entrent en religion. Le déclic se fait à l’âge de 10 ans quand il reçoit, comme cadeau de Noël, le livre d’Edwin Tenney Brewster : Natural Wonders every child should know (Merveilles de la nature que tout enfant devrait connaître). Dans ce livre, le développement de l’être humain est expliqué à travers un corps présenté sous la forme d’une immense machine. Émerveillé, le jeune Alan se forge cette idée selon laquelle les êtres vivants fonctionneraient comme des machines. Il pense également que la physique, la chimie et les mathématiques doivent permettre de déterminer les lois de la nature. Ces idées ne le quitteront pas. Un peu plus tard, à l’âge de 16 ans, bien qu’il se soit fait une réputation de mauvais élève, en classe, il démontre un des éléments de la théorie de la relativité d’Einstein remettant en cause les axiomes d’Euclide et les lois de la mécanique céleste décrite par Newton. Cette réussite, qui lui vaut le soutien de son professeur de mathématiques, l’encourage dans cette voie et vers ses recherches : percer le secret de la genèse des nombres, du vivant, des plantes… Sa détermination le conduit ensuite au King’s College de l’université de Cambridge de 1931 à 1934. Il commence par y étudier sous la direction du mathématicien Godfrey Harold Hardy, suivant aussi les cours d’Arthur Eddington, avant d’y exercer en tant qu’enseignant chercheur. A noter qu’aujourd’hui, la salle informatique du King’s College porte le nom d’Alan Turing.

La pensée mathématique de Turing le conduira à rédiger une définition rigoureuse de la notion de calcul permettant de préciser ce qui relève ou non du calculable. Curieusement, cette notion n’avait jamais été définie auparavant, alors même qu’elle existe depuis des millénaires. Pour mémoire, le vocable « calcul » vient de « calculis », petits cailloux utilisés en Mésopotamie quelque 3.000 ans avant l’apparition de l’écriture. Ces calculis symbolisaient les personnes, animaux, mesures de grains… pour les additionner, les soustraire, ou quantifier des marchandises.

La première contribution mathématique de Turing à l’informatique

Pour beaucoup, Turing est avant tout considéré comme le « père de l’informatique » ! C’est sa pensée mathématique qui va conduire Turing sur le chemin de l’informatique.

En 1936, il publie la : « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision ». Selon lui, une machine peut calculer de multiples tâches, pourvu qu’elles soient suffisamment bien formulées : « On peut définir sommairement les nombres calculables comme étant les réels dont l’expression décimale est calculable avec des moyens finis. […] Selon ma définition, un nombre est calculable si sa représentation décimale peut être décrite par une machine ».

Dans cet article, Turing décrit également ce qui sera, 10 ans plus tard, l’ordinateur.

Il revient sur le « problème de la décision » évoqué par Leibniz au XVIIe siècle, selon lequel une machine pouvait manipuler des symboles afin de déterminer les valeurs des énoncés mathématiques. Fort de sa conviction sur la calculabilité, Turing travaille avec le mathématicien John von Neumann à la réalisation d’un modèle de calculateur à programme à mémoire unique. C’est sur ce modèle (inspiré par l’ENIAC) que reposent la plupart des ordinateurs actuels.

La « Machine de Turing » mécanise le concept d’algorithme

Également décidé à résoudre le théorème d’incomplétude posé par Kurt Gödel en 1931, Turing projette une machine constituée d’un ruban et divisée en cases contenant des symboles susceptibles de prendre deux valeurs : 0 ou 1. Une tête de lecture/écriture peut lire le symbole, le modifier et se déplacer le long du ruban. Selon les instructions que la machine reçoit, elle effectue le calcul à partir des données inscrites sur le ruban. La machine ne peut effectuer que 4 opérations : écrire un symbole dans une case vide, effacer le symbole, déplacer le ruban d’une seule case à la fois (vers la gauche ou la droite), changer de m-configuration (au nombre de 4). Il mécanise ainsi le concept d’algorithme.

Et avec cette machine, qui sera baptisée « Machine de Turing », il démontre la notion de calculabilité sans intervention humaine. La caractéristique de sa machine est de ne pas recevoir d’instructions autres que celles qui figurent dans les données. En 1937, Turing publie « On Computable Numbers » un article qui fait référence.

Vidéo : pour le centenaire d’Alan Turing, des étudiants de Master en informatique fondamentale à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon lui ont rendu hommage en réalisant une machine de Turing en Légo

La « Bombe de Turing »

Même si Alan Turing n’avait rien d’un chef de guerre, son premier « coup d’éclat » fut cette « Bombe » à laquelle on a donné son nom. « Bombe » est le nom donné à l’instrument électromécanique avec lequel Turing et une équipe de cryptologues britanniques réussirent à casser les codes allemands d’Enigma pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ayant fait, avec ses articles, une entrée très remarquée dans la communauté des mathématiciens, Turing avait été appelé par les services de renseignements électroniques du Royaume-Uni (GCHQ) qui s’efforçaient de décrypter les transmissions militaires allemandes. La cryptographie était devenue un champ de bataille invisible dont l’enjeu s’évaluait en vies humaines. C’est ainsi qu’il intègre Bletchley Park, où le gouvernement britannique avait installé, dès 1939, une École du Chiffre et qui était devenu le lieu du décryptage de codes de guerre. Le premier travail de Turing a été la remise en question des process de décryptages utilisés jusque-là. Pour appliquer sa logique et le calcul des probabilités qu’il défend, il construit cette « bombe » grâce à laquelle les Alliés réussiront à lire les messages échangés par les Allemands, changeant ainsi irrémédiablement l’issue de cette guerre. La cryptologue britannique Joan Clarke a participé activement à ses côtés à la réussite de ce travail.

Le test de Turing confronte l’intelligence humaine à celle de la machine

En 1950, face aux prouesses réalisées par les machines, Alan Turing publie, dans la revue Mind, un article qui fera date « Computing machinery and intelligence » sur le thème « Can machines think? ». Comme il préfère éviter de discuter de la nature même de l’intelligence, sujet plus proche de la philosophie que des mathématiques, il propose de considérer qu’on aura réussi à concevoir des « machines intelligentes » lorsqu’on ne saura discerner leur conversation de celle des humains. Pour éprouver cette indiscernabilité, il élabore un « test » afin de faire dialoguer par écrit l’ordinateur avec des humains, ces derniers ne sachant pas s’ils échangent avec une machine qui tente de se faire passer pour un humain, ou avec un véritable être humain.

En confrontant, dès 1950, l’intelligence humaine à celle de la machine, Turing a posé les bases de l’Intelligence Artificielle.

Optimiste, Turing imaginait que l’ordinateur finirait par gagner sur l’humain. Selon lui, la machine obtiendrait une réussite partielle vers l’an 2000. Il présuppose en effet que dans 30 % des cas au moins, les experts soumis à son Test prendraient la machine pour un humain ! Il s’est trompé sur ce point. A ce jour, la machine n’a pas encore gagné, même si des versions partielles du test ont été réussies.

Par exemple, en Inde le 6 septembre 2011, 30 experts échangent avec un interlocuteur qui était dans la moitié des cas un humain et dans l’autre moitié un algorithme nommé Cleverbot (de Rollo Carpenter, pionnier créateur d’agents conversationnels). Résultat : dans 59,3 % des cas, les experts ont considéré le programme comme étant humain. Il faut préciser que les programmes peuvent être entrainés à partir de questions que posent souvent les experts. Actuellement, des assistants vocaux et autres systèmes de traitement de langage, qui sont de plus en plus performants, ont tenté de passer le Test de Turing. Lorsqu’ils ont été pris pour des Humains, c’est dans des échanges basiques, face à des interlocuteurs qui n’ont pas cherché à poser des questions ambiguës, n’ont pas tenté l’humour ni tenté de jouer avec l’invraisemblance des propos !

Un prix récompense la meilleure Intelligence Artificielle face au Test de Turing

Cela dit, depuis 1990, le Prix Loebner (du nom son inventeur américain) récompense les meilleures créations algorithmiques susceptibles de faire face au Test de Turing. Ce prix matérialise la question essentielle pour Turing : « Si un ordinateur pouvait penser, comment pourrions-nous le prouver ? ».

Ces dernières années, le Prix Loebner ne se base plus seulement sur le test de Turing traditionnel qui permet d’identifier la conversation d’une machine, aucune n’ayant encore réussi le test à 100%. Il récompense donc le meilleur agent conversationnel. En 2019, c’est Mitsuku qui fut le lauréat de ce prix, le considérant comme l’un des chatbots les plus « intelligents » du marché, à savoir capable de communiquer de la façon la plus humaine possible, avec même un brin d’humour.

De la pensée calculable aux biomathématiques et la morphogénèse

Alan Turing n’a pas dit son dernier mot avec la pensée calculable, même l’ayant poussée jusqu’à faire rivaliser la capacité d’expression de la machine avec celle de l’intelligence humaine ! Fidèle à son inspiration d’enfant, il s’est penché sur une autre dimension mathématique : les biomathématiques. Dit autrement, il s’intéresse à l’association de la biologie et des mathématiques. Concrètement, « étudier et modéliser les phénomènes et processus biologiques grâce aux mathématiques et à l’informatique ».

La morphogénèse (ensemble des lois déterminant la forme, la structure des tissus, des organes et des organismes) le passionne. Il s’est toujours intéressé à la notion biologique du vivant « dont l’organisation interne ne relève pas d’un code formel ». Depuis son enfance, Turing veut identifier le principe de création des formes du vivant. Comment la nature s’y prend-elle pour créer les formes associées aux espèces vivantes ? Comment expliquer le passage d’un embryon à un organisme dont les cellules bien différenciées, situées à des endroits définis, occupent des fonctions précises ? Turing a vu dans le calcul un outil de mesure pour explorer ces formes biologiques et leur imprévisibilité.

Turing explique les rayures des zèbres

Non content de s’être intéressé au cerveau humain pour le confronter à une forme d’intelligence artificielle, Turing le considère comme un élément faisant partie des formes biologiques affectées par cette imprévisibilité naturelle des formes vivantes. Ainsi, peu après avoir conceptualisé son Test de Turing, il publie en 1952, un article sur « les Fondements chimiques de la morphogénèse » (The Chemical Basis of Morphogenesis). Dans cet article, Turing avance des théories qui seront confirmées par les biologistes plus de 60 ans plus tard. Notamment celles sur la formation des coquillages ou encore la formation des taches sur le pelage d’animaux. Il y explique notamment les rayures du zèbre grâce à un système d’équations de réaction-diffusion (pour les réactions chimiques), un qui les inhibe, l’autre qui les active.

Vidéo : Alan Turing: Morphogenesis And Evolution, source Monster Box

La numéricité du XXIè siècle héritière d’Alan Turing

La vision mathématique d’Alan Turing, sur laquelle il a fondé ses travaux, a façonné une nouvelle perception du monde. Ce ne fut pas seulement un « déclic » qui aurait « amorcé » l’ère de l’informatique dans les années 70. Cette vision est le fil rouge qui a tissé la numéricité de notre société, aujourd’hui investie par des « machines intelligentes ».

Et certaines de nos technologies actuelles reposent encore directement sur ses travaux, notamment ceux qui ont permis la cryptoanalyse sophistiquée du code d’Enigma. Ils ont par exemple établi les principes des protocoles sur lesquels repose encore la sécurité d’Internet. C’est sur ces principes que reposent encore les bases des protocoles de sécurité d’Internet. Autre exemple, Peter O’Hearn, chercheur chez Facebook, a développé sa « logique de séparation » à partir du travail réalisé par Turing à Bletchley Park sur Enigma. Son outil d’analyse statique de programme, Facebook Infer Static Analyzer, identifie les problèmes et vulnérabilités liés aux bugs de façon très ciblée (des millions de lignes de code analysées en quelques minutes) y compris sur les applications Android et iOS de Facebook, Instagram, Messenger et WhatsApp. Open source depuis 2016, il est également utilisé notamment par Amazon Inc, Spotify, Mozilla, Uber…

Les avancées décisives en matière de technoscience que l’on doit à Alan Turing marquent profondément notre culture digitale. Et tout laisse à penser que cet héritage n’a pas encore atteint ses limites, avec l’informatique quantique par exemple.

Cet héritage laissé par Turing à nos sociétés rend d’autant plus regrettable la fin prématurée et tragique de sa vie. A cette époque, l’homosexualité était un crime en Grande-Bretagne. Turing fut donc contraint de choisir la castration chimique qui lui permit d’éviter l’emprisonnement et ainsi de poursuivre ses recherches. Mais les effets des injections d’œstrogènes auxquelles il était contraint ont altéré son moral, ce qui le conduisit au suicide le 7 juin 1954, à l’âge de 42 ans. Il choisit de croquer une pomme empoisonnée, fin sans doute inspirée par le film de Disney « Blanche Neige et les sept nains», comme le rapporte le mathématicien Andrew Hodges, auteur de sa biographie « Alan Turing: The Enigma », biographie qui inspira le film « Imitation Game ».

Bande annonce du film « Imitation game »

 Le regard de cKiou

– Hi, cKiou regrette d’être trop virtuelle pour candidater au Prix Loebner 😉 ! Plus sérieusement, cKiou est certaine que si des Petits Humains étaient tentés de se demander « à quoi servent les mathématiques », il faudrait leur faire découvrir l’histoire d’Alan Turing ! Rien de tel en effet que de parcourir sa vie et ses travaux : calculer la pensée, imaginer l’Intelligence Artificielle, comprendre le vivant… pour en comprendre l’intérêt.

Tous n’en tireront sans doute pas le même potentiel, mais juste savoir que c’est possible peut donner du cœur à l’ouvrage à des jeunes étudiantes et étudiants, parfois perplexes devant leurs livres de maths. Et peut-être que parmi eux, certaines et certains auront à leur tour l’idée d’inventer de nouvelles applications pour cette matière !

Alors, futurs innovatrices et innovateurs… à vos maths !

Et pour ne pas manquer la suite de l’Histoire du numérique…

INSCRIPTION

(les adresses e-mails ne sont ni affichées ni cédées à des tiers)